Numérique et mutation : le choc des années 2000.
A l’aube des années 2000, et malgré le non-succès commercial de Révélations, Michael Mann peut être considéré comme l’un des plus grands cinéastes américains en activité. La consécration critique de son dernier film lui permettant de faire à peu près ce qu’il veut. L’occasion pour le réalisateur de lancer dans le projet fou de Ali.
A contrario de bien des biopics, le film ne survolera jamais linéairement la vie du boxeur. Il suffit d’une scène inaugurale en guise de note d’intention, aussi longue que déstabilisante, pour que l’audace du film explose aux yeux du spectateur. Sur un medley de Sam Cooke, les grands moments de la vie d’Ali défilent devant une caméra aérienne et un montage ciselé. L’effet ressenti détonne, tel un puzzle d’images que le spectateur se doit de reconstituer, d’autant plus que certains plans jusqu’alors jamais vu au cinéma s’insinuent au coeur de l’image. On y découvre ici les prémices d’une HD qui capte les nuances de la nuit, lorsqu’un Will Smith transformé foule le sol dans une errance mélancolique. C’est bien le personnage qui fascine ici le cinéaste, quand beaucoup ne voyaient dans le choix de cette personnalité hors du commun qu’un moyen de conter l’histoire de toute une époque. Non, une fois encore, Michael Mann fait d’Ali son propre miroir : un électron libre prêt à tout aller au bout de ses idéaux. Comme Frank et Neil sont des artistes du braquage, Will Graham un profiler de génie et Hawkeye un coureur hors pair, Ali est un boxeur d’exception. Ils sont les meilleurs dans leurs domaines, de véritables professionnels qui se servent de leurs capacités pour arriver à leur but, suivre leurs idéaux et peut être toucher du doigt une vie fantasmée.
Ali, 2001
Plus de deux heures trente d’un cinéma sensitif, nourri en parti par la sublime photographie de Emmanuel Lubezki, et effaçant peu à peu les repères habituels du spectateur (comme avec ces ellipses de plusieurs années au sein d’une même séquence narrative). Michael Mann s’offre en plus le luxe, après avoir donné le LA en matière de représentation des braquages au cinéma, d’imposer des combats de boxe à l’énergie frénétique qui figurent encore aujourd’hui parmi les plus belles joutes jamais filmées. Hélas, le film devra payer le prix de ses expérimentations et arrêtera de plein fouet la fulgurante ascension du cinéaste. Un échec financier qui obligera Michael Mann à revoir ses ambitions, quitte à accepter pour la première fois de sa carrière de filmer une histoire qui n’est pas sienne.
Pourtant, alors qu’oeuvre de commande rime rarement avec liberté, Michael Mann poussera jusqu’au bout son audace tout en conservant son intégrité. Se déroulant quasiment intégralement de nuit, Collateral prend le parti de faire de la caméra HD utilisée sporadiquement dans Ali la véritable star de son film. Mann y filme son Los Angeles de prédilection comme un personnage à part entière, se servant des possibilités offertes par la sensibilité de ses capteurs pour dévoiler des détails qui n’auraient jamais pu survivre au grain de la pellicule. Un choc esthétique inouïe, entièrement porté par la maniaquerie du cinéaste, qui n'hésitera pas à passer des jours à trouver la teinte parfaite pour le taxi qui lui servira de décor principal.
Si le scénario, à l’efficacité redoutable malgré sa simplicité, n’atteindra jamais la profondeur des autres oeuvres du cinéaste (en partie lors d’un final légèrement en deçà du reste du film); Michael Mann parvient à se l’approprier pour y glisser toutes ses obsessions. Max et Vincent, interprétés par Jamie Foxx et surtout un Tom Cruise dévoilant une palette de jeu qu’on ne lui connaissait pas, s’ajoutent à la longue liste des personnages Mannien. Impossible de ne pas reconnaître dans la carte postale que Max utilise pour s’évader de son quotidien le temps d’un instant, une resucée de modèle de vie imprimé par Frank dans Le Solitaire. Plus que jamais, le rôle de la femme trouve une résonnance narrative, figure de fuite vers l’avant habituelle chez le cinéaste apparaissant ici comme un véritable élément dramaturgie qui renouvelle l’intrigue dans sa dernière partie. Collatéral demeure l’un des rares exemples de film de commande, non seulement transcendé par la maestria de son réalisateur, mais surtout qui s'intègre parfaitement à une filmographie pour donner l’impression d’une oeuvre éminemment personnelle.
Le succès considérable du film donnera raison à chacun des choix de Michael Mann, lui permettant ainsi de se refaire une santé et de convaincre à nouveau les studios de lui laisser cette liberté durement acquise. Attendu au tournant, le cinéaste persistera pourtant dans une direction de moins en moins grand public avec le brillant Miami Vice, sûrement son oeuvre la plus radicale. En faisant de l’adaptation de la série Deux flics à Miami, qu’il avait lui même crée dans les années 80, un blockbuster à plus de 100 millions de dollars, Michael Mann prenait le risque de devoir faire des concessions. Pourtant, dès son ouverture in medias res évacuant d’emblée le générique attendu, le cinéaste poursuit la dynamique commencée sur Ali. Epurant son intrigue jusqu’à l’abstraction, Mann s’intéresse plus aux petits moments qu’au déroulement de son intrigue policière. C’est qu’une fois encore, il y dessine en filigrane un personnage prisonnier d’un monde auquel il ne se rattache pas, et cherchant sans cesse une porte de sortie. D’où l’importance donnée à toute la partie à La Havane, sorte d’escapade exotique envoutante, déconnectée, et suspendue dans le temps. A ce moment, le film dévoile un nouveau visage pour se transformer en ballade sentimentale et désenchantée. Plus de 25 ans après Le Solitaire, Michael Mann continue d’espérer. Pourtant, la conclusion du film, aussi abrupte que résignée, confirmera que le cinéaste n’est toujours pas prêt à poser ses valises dans un monde qu’il réprime.
Miami Vice, 2006
Esthétiquement, le film s’impose une fois encore comme un modèle de mise en scène, Mann exploitant à merveille l’étendue de son cinémascope pour y filmer l’intime. Il capte chaque regard et geste à l’aide de ses caméras HD, pour révéler une pureté visuelle inédite et cristalline. Plus encore, le film détonne par son approche remarquablement moderne en dépit d’un matériau de base terriblement ancré dans son époque. Comme avec Heat, remake de son propre téléfilm L.A. Takedown, Michael Mann se plait à rejouer les mêmes partitions sous un angle différent.
A nouveau, la réception publique est inégale, d’autant plus que les critiques refusent à y voir autre chose qu’une simple transposition d’un succès télévisuel. Michael Mann se retrouve condamné à n’être « qu’un faiseur » parmi tant d’autres, dont le film ne peut s’élever au-delà de l’étiquette de film d’action qu’on cherche à lui coller. Pourtant, Miami Vice reste étrangement l’un des films les plus représentatifs des années 2000. Avec ce film, le réalisateur signe un véritable traité du numérique. Une oeuvre avant-gardiste dans sa façon d’utiliser ces nouveaux outils et dans le constat qu’elle pose du monde moderne, confirmant la position du cinéaste en tant que chef de fil d’un cinéma 2.0, aux cotés de Cameron, Fincher ou encore Zemeckis.
C’est de cette logique dont découle Public Enemies en 2009, pari curieux d’intégrer l’hyperréalisme numérique aux codes du film d’époque. Emportant dans son sillon Christian Bale et Johnny Depp, censés représenter à leur tour une nouvelle confrontation d’icônes et aptes à générer du public, Michael Mann filme le Chicago de la Grande Dépression comme le Miami des 2000. Au milieu, il fait sienne de la légende de John Dillinger. Inutile de relier à nouveau le personnage aux anciennes créations du cinéaste tant ce jeu des sept erreurs serait vain. C’est surtout dans son final à la dimension tragique affirmée que Public Enemies révèle une nouvelle dimension, offrant enfin cet échappatoire tant fantasmé depuis 10 films. Pourtant, ce climax bouleversant vu comme l’impossibilité d’atteindre cet état de pleinitude auquel sous-tend la filmographie du cinéaste, achève de faire de cette décennie un retour à la réalité édifiant. En remontant le temps, Mann détruit ses propres rêves.
Il aura fallu attendre plus de 6 ans pour que le cinéaste revienne au cinéma. Entre temps, il se sera tourné vers la télévision pour y trouver une nouvelle source d’inspiration capable d’accepter sa soif d'expérimentations. Cela donnera l’exigeante série Luck, le jeu aura pris des atours de véritable scandal menant à l’arrêt pur et simple que l’on connaît. Avec Hacker, Michael Mann ouvre une nouvelle décennie avec cinq années de retard. Un temps nécessaire pour trouver une nouvelle direction après avoir bouclé la boucle. Au vu des premiers avis et de l’échec commercial que le film a connu aux Etats-Unis, le cinéaste ne semble pourtant pas avoir changé son fusil d’épaule, Hacker étant considéré par beaucoup comme son oeuvre la plus radicale. A 72 ans, ce solitaire n’a toujours pas fini d’imposer sa personnalité hors du commun dans un Hollywood qui lui ressemble de moins en moins, mais qui pourtant continue d’en faire l’un de ses plus grands visionnaires.
Public Enemies, 2009