Les glorieuses 1990
Les années 1990 permettront à Michael Mann de connaître ses premiers gloires publics et critiques. Le Dernier des Mohicans [The Last of the Mohicans] sera un succès au box office en 1992, et Révélations [The Insider] obtiendra 7 nominations aux Oscars 1999, bien qu’il reparte finalement bredouille. Entre les deux, Heat, en 1995, obtint à l’époque un succès et une estime ridicules au vu de l’évènement qu’il représentait et surtout l’immense objet filmique qu’il constitue. Cette décennie est donc un tournant dans la carrière de Mann, qui réalisa trois chefs d’œuvres et en profita pour affirmer encore plus son style, entre grand classicisme et modernité. Dans le même temps, la sortie de Révélations nous a permis de voir les premiers prémices de la future évolution dans le style du cinéaste.
A la fin des années 80, la carrière cinématographique du cinéaste est au point mort suite à l’échec du Manhunter, son troisième film au cinéma. Il ne reviendra pas derrière une caméra pendant six ans, se consacrant durant cette période à la télévision, en étant notamment producteur de la série Les Incorruptibles et réalisateur du téléfilm L.A. Takedown (brouillon du futur Heat). Son retour au cinéma se fera en 1992 avec Le Dernier des Mohicans, dont le succès lui permettra d’enchaîner sur Heat et Révélations. Trois films qui constituent une période charnière pour Mann, et qui marqueront une évolution nette de son style en tant que réalisateur.
Le cinéaste va ainsi clairement se démarquer de ses premiers films, se consacrant à des récits beaucoup plus importants, ambitieux et longs (la durée de Heat et Révélations approche les trois heures), alors qu’il y développe une approche filmique plus classique, tout en gardant son souci du détail. Chacun de ces trois métrages se construit alors comme une grande fresque, dans des genres différents (le film historique, le polar, le film d’investigation), qui lui permet d’aborder tous ses thèmes de prédilection, et d’explorer plus en profondeur ses personnages. Ainsi, Nathaniel Poe, Vincent Hanna, Neil McCauley, Lowell Bergman et Jeffrey Wigand seront détaillés jusqu’à l’intime, Mann mettant en scène leurs failles, leurs qualités, toujours déterminante dans les actions de ces derniers. Un traitement qui s’applique à chaque personnage, y compris les moins importants du récit, et qui permet au réalisateur d’oser des ruptures de ton inhabituelles dans ce genre d’histoires. On pense notamment au personnage campé par Dennis Haysbert (le Président Palmer de la série 24), ancien braqueur qui tente de se racheter une conduite. Une multitude de personnages qui permettent au cinéaste d’explorer en profondeur ses thématiques, mettant encore en scène des hommes pris dans un monde plus grand qu’eux, dont ils essaient de s’extirper, mais dont l’issue leur sera parfois fatale.
Les décors naturels du Dernier des Mohicans laissent la mise en scène du réalisateur prendre de la hauteur, se libérant de l'aspet parfois claustrophobique de ses premières oeuvres. Il y déploie un souffle épique inattendu, porté à la fois par la formidable musique du duo Trevor Jones et Randy Edelman, et surtout la performance habitée de Daniel Day-Lewis. L'acteur y dévoile une subtile variation du personnage Mannien, pris entre ses racines et sa terre d'adoption. Pourtant, en dépit de ses qualités qui font de lui le meilleur dans son domaine,il ne pourra jamais faire oublier sa véritable nature. D'où l'importance de sa relation avec Madeleine Stowe, promesse d'un avenir retrouvé. Les spectateurs se souviendront surtout d'un quart-d'heure final hallucinant, course-poursuite quasi muette et aérienne en terres sauvage. Une réussite qui sera reçu très positivement, offrant enfin au cinéaste la reconnaissance qu'il attendait, alors qu'il s'agit ironiquement d'une oeuvre de transition.
La structure et la durée des scénarios qu’il écrit dans cette période vont également permettre au réalisateur de s’attacher à plusieurs personnages principaux, et de mettre en place des duels, le plus mythique d’entre eux étant le face à face entre Al Pacino et Robert De Niro dans Heat. Mythique pour la confrontation entre les deux plus grands acteurs de l’époque, mais également pour la complexité et l’ambition folle de ce duel. En effet, Heat se construit comme un jeu de chat et de la souris entre le braqueur (De Niro) et le policier qui le traque (Pacino), et le traitement des deux personnages va les rendre au départ totalement opposés, avant de nous faire comprendre qu’ils sont identiques, pour les différencier de nouveau au final. Le film débute en nous présentant chacun des personnages, en les mettant en opposition : le braqueur, méticuleux, au caractère froid et serein, entouré par ses amis au travail, seul dans la vie; face au policier, marié, une belle-fille, le boss de son unité, au caractère explosif. Puis, lorsque le film avance, on se rend compte que les deux personnages sont finalement plus proches qu’ils n’y paraissent, Mann nous faisant comprendre par sa mise en scène que l’un agit comme le reflet de l’autre (raison pour laquelle le réalisateur ne filme jamais les deux visages ensemble), jusqu’au fameux face à face dans le café. S’en suit le dernier tiers du film qui montrera le vrai visage des deux protagonistes, qui se révèleront finalement l’opposé de ce qu’ils affirmaient être depuis le début. En effet, alors que McCauley répète qu’il doit être capable de tout plaquer en trente secondes montre en main dès qu’il aperçoit un flic, et alors que Hanna affirme vouloir construire une famille, c’est finalement ce dernier qui se révèlera capable de tout plaquer en quelques secondes et le premier qui voudra se construire une nouvelle vie avec une femme, ce qui lui sera fatal.
Cette ambition narrative sera couplée par une mise en scène au premier abord plus classique et moins risquée que dans ses premiers films, mais au final totalement au service des histoires racontées. D’une apparence classique, la mise en scène de Michael Mann va en effet se révéler plus complexe, moderne, et ambitieuse qu’il n’y paraît, le réalisateur utilisant notamment l’image et l’environnement du film pour dépeindre l’état d’esprit des personnages. Ainsi, il est fréquent de voir le domicile de l’un d’eux refléter son état d’esprit, tel cet appartement avec vue sur la mer (une constante dans le cinéma de Michael Mann) et quasiment vide, comme pour représenter le néant qui occupe la vie de McCauley. Profitant également de l’arrivée de la HD au cinéma pour en devenir l’un de ses précurseurs, et l’un de ceux qui pousseront ses expérimentations le plus loin, et dont le point de départ se situe au moment de la réalisation de Révélations.
Ce dernier, brillant film d’investigation, captivant sur trois heures et porté par un casting exceptionnel, était l’opportunité pour le réalisateur de démarrer ses expérimentations visuelles, via l’utilisation de caméras HD, dont il se servira pour tourner certaines scènes du film. L’utilisation de ces caméras a pour objectif de rendre l’image plus naturelle. Ce film permet au réalisateur d’effectuer des tests sur quelques scènes, avant de pousser les expérimentations plus loin sur ses films suivants, Ali, Collatéral, et surtout Miami Vice, sorte d’aboutissement stylistique du réalisateur, mais nous y reviendrons plus tard dans le dossier. Les expérimentations de Michael Mann ne se limitant pas sur ce film à ces premières utilisations de caméras HD, mais également sur la mise en scène de certains dialogues, pour tester la perception du spectateur, lorsqu’il se sent déstabilisé.
En effet, construisant chaque scène de dialogue de Révélations comme un exercice de haute voltige, le réalisateur va même, au détour d’une scène, jusqu’à violer totalement les règles élémentaires de mise en scène, à savoir celle des 180 degrés lors d’un champ-contrechamp. La règle est la suivante, lors d’un dialogue, le réalisateur installe une ligne imaginaire entre les deux personnages, par exemple ici entre Al Pacino et Robert De Niro dans Heat. Lors du champ, Michael Mann place sa caméra au-dessus de l’épaule gauche de De Niro, afin que l’on puisse toujours voir Pacino à gauche de l’écran, tout en ayant l’impression que les deux soient bien face à face.
Pour le contrechamp, la caméra effectue alors une rotation de 180 degrés, pour se retrouver au-dessus de l’épaule droite de Pacino, afin que ce dernier soit toujours situé à gauche de l’écran, et inversement pour De Niro. Ainsi, on peut repérer les deux personnages dans l’espace et avoir l’impression qu’ils sont bien face à face.
Dans Révélations, le réalisateur va complètement violer cette règle au détour d’une scène, le dialogue entre Al Pacino et Russell Crowe dans le restaurant japonais. Au début de la scène, Mann présente le cadre et les deux personnages dans un premier champ-contrechamp, qui permet au spectateur de se situer dans le lieu et dans l’espace.
Champ : Russell Crowe, à gauche, Al Pacino à droite, le premier légèrement plus près de la caméra. Le lieu, les personnages sont cadrés, le contrechamp, pour respecter la règle des 180 degrés, doit se situer de l’autre côté de la pièce, et Pacino doit alors se retrouver au premier plan, pour respecter la perspective choisie lors de celui-ci.
Contrechamp : Les acteurs sont bien du même côté de l’image, on peut se repérer avec l’élément de décor situé à l’extrémité gauche de l’écran (qui était à l’extrémité droite lors du plan précédent), la perspective est la même. Jusqu’ici, la règle est respectée.
Les deux plans ci-dessus respectent également la règle, on parvient toujours à repérer dans l’espace les deux personnages. En revanche, par la suite, le réalisateur va déstabiliser son spectateur, en créant une confusion dans l’espace et le positionnement des personnages, en brisant la loi des 180 degrés.
Dans le plan ci-dessus, le réalisateur fait un rapprochement entre les deux personnages, le cadre nous les montre presque face à face, et dans le contrechamp, les deux acteurs doivent avoir la même place et la même portion d’écran.
Or, de nouveau, il y a dans le contrechamp une séparation bien distincte entre les deux, lorsque Mann a donc posé sa caméra derrière l’épaule droite de Russell Crowe, il n’a pas effectué un tour de 180 degrés, sinon le cadre aurait été beaucoup plus centré. L’erreur est volontaire, l’objectif étant de troubler le spectateur et de suggérer une inversion des rôles, Pacino prenant la place de l’élément conducteur dans la scène, alors qu’auparavant dans le film, c’est Crowe qui occupait cette place. Un autre champ-contre champ quelques secondes plus tard renforce cette impression.
Alors que dans le premier plan, les deux acteurs occupent un espace presque identique, on voit clairement lors du second qu’Al Pacino prend plus de place, c’est lui qui devient l’élément déterminant de cette scène.
Autre erreur déstabilisante qui arrive quelques plans plus tard, il s’agit de ce plan de profil, où l’on voit les deux acteurs, dans le salon japonais qui semble au premier abord espacé.
Or, on remarque que le plan suivant, positionné de l’autre côté de la scène, resserre beaucoup plus le décor, qui écrase à l’écran les deux personnages. La perspective est différente et donne cette impression.
Michael Mann va profiter de la décennie des années 1990 pour s’imposer encore plus comme un très grand réalisateur, et marquera de son empreinte le cinéma américain. Alors que ces trois chefs d’œuvres indémodables semblent représenter une sorte d’aboutissement, on remarquera que Révélations amènera le cinéaste à faire évoluer de nouveau son style. Une mutation en profondeur retrouvant par certains aspects les origines de son cinéma.
PS : Vous pouvez retrouver la première partie du dossier Mann is the Man à cet endroit.