Mann is the Man : Partie 1

Mann is the Man : Partie 1

Onze films en près de trente-cinq ans. C’est finalement peu compte tenu de l’aura qui entoure Michael Mann. Mais c’est peut être suffisant pour expliquer le relatif manque de reconnaissance dont peut souffrir le cinéaste. Manque de reconnaissance public car insuccès, souvent, et surtout de ses pairs à l’aune des récompenses comme les Oscars dont il demeure l’un des plus grands perdants. Relatif, quand même, car des films comme Heat ou Collateral bénéficient d’un prestige que beaucoup peuvent lui envier. Ainsi, à l’heure de la sortie d’un Hacker déjà considéré comme un simple thriller à gros budget dont on se refuse une lecture plus profonde, il est temps de revenir sur la carrière d’un cinéaste trop souvent cantonné aux deux-trois oeuvres qui l’ont imposé au grand public; réduisant les qualités souvent inouïes d’une filmographie à la cohérence diabolique. Retour sur une carrière pleine de mutations mais dont l’ADN se retrouve dès ses prémices. 

Issu du monde de la télévision, Michael Mann aurait pu (de par son âge), rejoindre ses comparses du Nouvel Hollywood. Pourtant, alors que par exemple Steven Spielberg s’émancipa rapidement des cases étriquées des plateaux télé, Michael Mann décida de s’en emparer pour en faire son terrain de jeu pendant de nombreuses années. De son téléfilm, Comme un homme libre [The Jericho Mile], dont la minutie du tournage annonce déjà le futur du cinéaste, à la série Deux flics à Miami qui fera figure pendant de longues années de porte-étendard de l’imagerie des années 80, Michael Mann y compose déjà l’ébauche de son cinéma.

Le Solitaire, 1981

 

Back in the 80’s.

 

La filmographie du cinéaste peut se décomposer en trois périodes distinctes, dont le style aura su évoluer avec les codes visuels de leur époque. Plus qu’aucun autre, Michael Mann fait figure à la fois de cinéaste populaire dans sa façon de faire évoluer son cinéma au coeur de son temps, et en même temps de visionnaire dans sa clairvoyance à l’égard des changements de mode. A ce titre, son triptyque 80’s s’impose comme l’une des pièces maitresses du cinéma des années 1980, préfigurant les bouleversements visuels qui annonçaient déjà le changement profond qu’allait connaître Hollywood.

Avec Le Solitaire [Thief], le cinéaste amorce sa carrière sur des thématiques que le Nouvel Hollywood n’aurait pas renié. Pourtant, en se laissant porter par l’effervescence des années 1980 à peine commencées, il y apporte une saisissante variation. Néons colorés, musique signée Tangerine Dream et esthétisation des sentiments ne cachent en rien le réalisme sidérant d’une oeuvre crépusculaire, portée par un James Caan qui se pose en véritable héros Mannien avant l’heure. Un premier film à la maitrise assez dingue, le cinéaste allant jusqu’à faire intervenir de vrais braqueurs pour s’assurer du réalisme de ses scènes de casse, comme il l’avait fait auparavant avec les prisonniers de Comme un homme libre. Le Solitaire se pose surtout, au même titre que le Sorcerer de William Friedkin, comme l’un des canons annonçant la décennie à venir (le film n’est sorti qu’en 1981, alors qu’il porte déjà tous les codes qui seront représentatifs des années 1980). Une oeuvre à la limite de l’avant-gardisme, donc, dont la portée se retrouve jusqu’au cinéma d’aujourd’hui. En effet, plus qu’une simple filiation, comment ne pas voir dans le Drive de Refn une lettre d’amour évidente au film de Michael Mann ? 

Un premier film, sélectionné à Cannes, qui aurait pu lui ouvrir les portes d’Hollywood bien plus tôt. Cela aurait pu être le ças sans l’expérience de La Forteresse noire [The Keep]. Adaptation d’un roman de F. Paul Wilson, le film est la seule tentative du cinéaste dans le domaine du fantastique. Un film que les galères de tournage (renforcées par la mort du concepteur des effets visuels) et le remontage par les producteurs, occultant près de deux heures de film, n’’auront pas réussi à totalement détruire. La faute à une ambiance hypnotique, conjugaison de l’onirisme de la mise en scène du cinéaste, de la musique des Tangerine Dream et la magnificence d’une direction artistique hélas amoindrie par des effets spéciaux pas vraiment finis. Malgré les coupes, cette parabole sur le mal absolu conserve une force peu commune, qui hélas demeure encore aujourd’hui assez invisible. Un jour, peut être, le film connaîtra l’honneur d’une Director’s Cut laissant enfin apparaître le métrage voulu par le cinéaste ? En l’état, il reste une oeuvre malade et fragile mais passionnante.

Le Sixième Sens, 1986

Après cet échec, Michael Mann ne reviendra qu’en 1986 pour Le Sixième Sens [Manhunter], première adaptation du Dragon Rouge de Thomas Harris. Si le livre sera ré-adapté au cinéma pour mieux se fondre dans l’univers initié par Jonathan Demme et son formidable Silence des Agneaux, c’est bien parce que Michael Mann a emprunté une direction différente. Loin de faire de Hannibal Lecter la figure centrale de son métrage, il consacre le futur expert William Petersen en profiler emphatique pas si éloigné que ça du Dragon Rouge ultra sensible incarné par Tom Noonan. Déjà, bien avant Heat, le jeu de miroir semble passionner le cinéaste qui ne juge jamais ses personnages en dépit de leurs actes. Avant tout sensitif, le film déploie un formidable univers visuel photographié par un Dante Spinotti en état de grâce.

D’un Solitaire, dont la froide distanciation héritée des années 70 s’imbrique de manière quasi logique avec la flamboyance des années 80, à la violence sèche et stylisée mais ultra sensible du Sixième Sens, en passant par l’échec maitrisé de sa fascinante Forteresse noire : en l’espace de trois films, le cinéaste parvient à construire les prémices d’une filmographie passionnante. Surtout, il y développe un style personnel, une « patte » reconnaissable dès les premiers plans de chacun de ses longs métrages, y compris dans La Forteresse Noire, qui malgré les coupes qu’a subi le film, reste une œuvre profondément marquée par le style de Michael Mann.

Les trois films précédemment cités se démarquent d’abord par l’atmosphère envoutante qu’ils dégagent. Alors que le cinéaste va basculer par la suite dans un cinéma plus classique et accessible, ses premiers longs métrages annoncent néanmoins ce que sera le style du réalisateur. Les premiers plans du Solitaire sont à ce titre très marquants : la scène se passe de nuit, le contraste est saisissant entre les couleurs sombres et bleutées de la nuit et les éclairages très vifs. Trouvant de la chaleur au milieu d’une indicible froideur, le spectateur est vite happé par l’ambiance générale du film, et il suffit de quelques plans pour iconiser le braqueur interprété par James Caan. Tout le style du réalisateur est posé dès son premier film, bien qu’il connaitra des évolutions au cours de sa carrière.

 

La Forteresse Noire, 1983

Mais Mann n’est pas qu’un esthète, et sa mise en scène est toujours au service de son histoire, et de ses personnages. Par ses images, le réalisateur nous plonge au cœur de leur psyché, dont la complexité et la profondeur font aussi partie de son énorme travail de scénariste. Ainsi, dans Le Solitaire, la caméra suivra toujours de près le personnage de James Caan pour nous faire pénétrer dans son univers de braqueur nocturne, et va progressivement devenir plus direct, plus hargneux, lorsque la violence sèche du film apparaitra. Alors que dans Le Sixième Sens, la mise en scène de Mann parviendra à nous mettre dans la tête du sérial killer (voir le générique glaçant du film), pour nous faire par la suite basculer dans l’obsession, puis la folie, du personnage joué par William Petersen. Une obsession qui se retrouve aussi dans le personnage du Dr Cuza, campé par Ian McKellen dans La Forteresse Noire. Aveuglé par son envie de combattre les nazis, et par la force que lui procure la créature tapie dans l’ombre de la forteresse, Cuza ne se rend même pas compte qu’il sert un Mal bien plus grand. Comme toujours chez Mann, il y a une subversion des valeurs, une absence de manichéisme alors que s’oppose souvent une notion aussi binaire que le bien et le mal. Comme si l’un n’allait pas sans l’autre. Une vision nihiliste de l’humanité qui retrouve celles d’autres grands auteurs. 

En effet, scénariste ou co-scénariste de presque tous ses films (excepté Collatéral), Michael Mann a également développé des personnages et des arcs narratifs qui lui sont bien personnels. La majorité de ses films racontant l’histoire de personnages au sein de systèmes plus grands et puissants qu’eux, qu’il s’agisse du monde des cambrioleurs du Solitaire, des profilers du Sixième Sens, ou simplement des forces supérieures de La Forteresse noire. Les personnages principaux se retrouvent pris dans un engrenage qui peut leur être fatal, et qui vont les obliger à se rattacher à une personne proche (le personnage féminin) pour tenter d’en sortir.

Trois films qui annoncent l’avènement d’un très grand cinéaste, mais dont on imagine mal l’évolution de carrière qui pourrait suivre : Classique ou moderne ? La décennie qui suivra donnera l’impression d’un assagissement, une normalisation. Mais c’est sans compter sur l’arrivée fracassante du numérique, qui offrira au cinéaste une partition beaucoup moins évidente…

 

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