Le piratage de Sony et la liberté du cinéma

Le piratage de Sony et la liberté du cinéma

Vous n’êtes sûrement pas sans savoir que Sony Pictures a été piraté récemment, entraînant confusion et panique au sein de ce studio et à Hollywood. Et, pour cause, ce sont tous les échanges de mails privés de la boite qui ont été rendu publique, des mémos internes, des slides powerpoint, des budgets, des études de marché, le scénario du dernier James Bond (Spectre), certains films (dont Annie), ainsi que des milliers de numéros de sécurité sociale, numéro de téléphones et adresses personnelles des employés. 100 Tera octets ont été volé, et les pirates les diffusent au compte-goûte auprès d'une certaine "presse" qui nous relaie ces informations.

Bien entendu, ce ne sont que les ragots internes et les scoops de l'industrie qui nous ont été rapporté.

Au début, c’était amusant, fascinant et intéressant.

Amusant, parce qu’on a pu voir l’étendu des talents des exécutifs de Sony concernant les slides powerpoint pour des études de marché qu’un enfant de 10 ans aurait pu faire. Parce que c’est toujours drôle de voir les grands acteurs d’une grande boite se tirer dans les pattes lors d’échanges d’email, et de constater que ce sont eux aussi des êtres humains avec des caprices, des égos, une fierté, des doutes. 

Fascinant parce que ce hack de grande ampleur a permis à ceux s’intéressant de près au milieu Hollywoodien d’avoir un réel aperçu de l’envers du décor. Et on se rend finalement bien compte qu’Entourage n’avait rien d’irréaliste, et que le personnage d’Ari Gold interprété par Jeremy Piven est finalement peut être bien une version très édulcorée de ce qui se passe réellement dans ce milieu. Les quelques échanges disponibles entre Amy Pascal (CEO de Sony Pictures), Scott Rudin (producteur du prochain film sur Steve Jobs) et Aaron Sorkin (scénariste) nous en apprennent plus sur les rouages internes d’une production que la plupart des making of et sont délicieux à lire pour quiconque faisant partie de ce milieu ou s’y intéressant.

Intéressant, car ces échanges de mails nous ont eu quelques informations concernant un potentiel deal entre Sony et Marvel pour Spider-Man, nous ont informé d’une idée d’un crossover entre Jump Street et Men In Black, etc.

Scott Rudin et Amy Pascal

Scott Rudin et Amy Pascal

Mais quand on prend un minimum de recul, c’est en réalité très inquiétant et dangereux.

Inquiétant, parce qu’on se rend compte que les gens sont concernés par la vie privée quand ça les arrange bien. Ces hackers ironiquement appelés Guardians of Peace n’ont pas piraté Sony pour divulguer des scoops aux geeks et fans de cinéma que nous sommes. Ils les ont hacké pour mettre à mal une corporation américaine qui ose sortir une comédie raillant un dictateur. Parce que Sony a osé produire un film humoristique mettant en scène deux agents chargés d’assassiner un leader dictateur dangereux, ils menacent les employés de Sony. Ils divulguent des informations confidentielles sur les employés de Sony. Ils menacent leurs familles. 

On s’offusque du fappening (aussi appelé CelebGate), ce leak des photos dénudées de plusieurs stars, mais lorsqu’il s’agit d’échanges privés d’emails confidentiels dans une grande boite hackée par un groupuscule extrémiste qui combat la liberté d'expression, la presse se range bizarrement du côté des hackers. Probablement pas de manière consciente, évidemment (encore heureux), mais elle le fait implicitement. Mais un « journaliste » se doit d’avoir une certaine rigueur morale et éthique. On en vient alors à être bien heureux qu’Internet et les hackers n’existaient pas en 1940 lorsqu’un célèbre cinéaste à moustache moquait un autre fou moustachu.

Nous ne sommes pas dans une situation à la Edward Snowden où les documents dévoilés nous renseignaient sur notre démocratie et son illusion. Sony Pictures ne fait de mal à personne. Nos vies ne sont pas en jeu. Notre vie privée non plus. Par contre, la leur l’est. Alors, évidemment qu’il y a des informations juteuses et des échanges, oserais-je dire, jouissifs à lire. C’est notre nature un peu voyeur, nous avons toujours été enclin à déguster les ragots et autres gossip. C’est une évidence et il serait idiot de se voiler la face. Mais la position d’une partie de la presse est douteuse. Lorsqu’il était impensable de divulguer un sein de Jennifer Lawrence, il est par contre de bon goût de publier les échanges privés entre Amy Pascal et Scott Rudin et les données confidentielles de la boite. Pour l’éthique, on repassera. Pour la mauvaise foi en revanche, on est en plein dedans.

Dangereux, parce que du coup, on encense un groupe qui se bat contre ce que nous aimons et défendons. Aujourd’hui, ce groupe Guardians of Peace a menacé Sony Pictures, ses employés, et les spectateurs du futur film The Interview

Comme cadeau de Noël selon eux, ils prévoient de rappeler le 11 septembre à ceux qui iront voir le film de Seth Rogen. Ah. Tout à coup, ça fait plus rire grand monde. On se rend maintenant compte que ce hack amusant au début était en fait bien l’oeuvre de potentiels terroristes physiques (ils étaient déjà des terroristes informatiques). Certains cinémas américains retirent le film de leur programmation, l'avant-première à New York est annulée, donnant dès lors les hackers vainqueurs, et notre liberté vaincue. 

Peu importe si on aime Sony Pictures ou pas. Evidemment que leurs décisions commerciales et artistiques sont loin d’être souvent judicieuses. Evidemment qu’ils peuvent pourrir nos franchises préférées. Tout comme ils peuvent sortir des petites perles (Jump Street en tête, récemment). Et évidemment que nous continuerons à râler, à nous battre contre leurs décisions qui nous semblent peu judicieuses voire complètement stupides. Mais cela n’a plus d’importance dans le cadre de ce hack. Il ne s’agit plus d’un débat de cinéphiles, de cinéphages, de geek et de fans de comic book où l’on s’engueule pour savoir si The Amazing Spider-Man est un désastre ou non, et si Sony Pictures est pas en train de détruire un héros aimé de tous. 

Il s’agit maintenant, malheureusement, d’un débat pour la liberté.

The Interview est peut-être une réussite, peut-être un raté. Peut-être qu’on l’adorera, peut-être qu’on le méprisera, peut-être qu’on le trouvera moyen. Peut-être qu’on s’en foutra. Mais en ce jour, The Interview est un film important car il montre que le cinéma a des impacts politiques. Et il est peut-être aujourd’hui le meilleur représentant de la démocratie et de la liberté d’expression à Hollywood et dans le monde occidental.

Quand un groupuscule venant d’un gouvernement dictatorial menace de tuer en masse les futurs spectateurs d’un film, c’est justement là qu’il faut soutenir sa maison de production, et oublier un instant nos envies de ragots juteux et nos points de vue sur Sony. En revanche, c’est là qu’il faut renouer profondément avec notre amour du cinéma et nous rappeler pourquoi, malgré nos différences de goûts, malgré nos points de vue parfois radicalement différents voire opposés, nous aimons cet art et nous défendons son importance et, finalement, sa liberté.  

Il est probable qu’aucun attentat physique n’ait lieu, la Corée du Nord n'ayant, d'après ce que nous savons, pas la puissance de frappe nécessaire pour atteindre les USA sur leur territoire. C’est évidemment ce que nous espérons. Mais quand bien même il s’agirait de menaces sans suite, ils auront quand même mis dans une position dangereuse tous les employés de Sony Pictures, et ils auront voulu détruire ce que nous revendiquons tous les jours : la liberté du cinéma, la liberté d'expression, et la liberté tout court.

Mise à jour 18 décembre : Sony Pictures a complètement annulé la sortie du film et ne prévoit pas de le diffuser dans un futur proche ni au cinéma, ni sur aucune plateforme VOD ou autres. Sony est à genoux et s'est plié aux demandes de ces hackers pour des raisons de sécurité, à la fois publique suite aux menaces, mais probablement également interne, ayant peur d'une nouvelle retombée d'infos piratées. La liberté d'expression en a pris un bon coup aujourd'hui, et nous ne sommes pas prêts de revoir des films avec un pitch politiquement risqué.

Hollywood est en émoi et les tweets fusent pour décrier cette décision que certains voient comme une lourde défaite face au terrorisme. 

Cette victoire des hackers et cette défaite de la liberté d'expression peut laisser la porte ouverte à d'autres évènements très dangereux. Le prochain film de Gore Verbinski, un thriller se situant en Corée du Nord, vient d'être annulé dans la foulée en lumière des sombres évènements récents. Si un groupe de hackers terroristes venant d'un pays dictatorial baffouant les droits de l'Homme a réussi à mettre à genoux une multinationale d'un pays démocratique et à l'empêcher de sortir une comédie qui ne correspond pas à leur mode de pensée, à quasiment dicter ce qu'il faut et ne faut pas sortir, à instaurer la peur, qui ne nous dit pas que n'importe quel autre groupuscule ne pourra pas faire de même quand l'envie le lui viendra ? Hollywood, ses studios, ses scénaristes, ses réalisateurs, ses artistes, vont maintenant faire leur métier avec la peur d'aller trop loin, la peur de faire polémique, et la peur de dire des choses. L'auto-censure sera reine. Aujourd'hui, c'est le cinéma. Et demain ? Ce n'est plus si amusant maintenant, n'est-ce pas ?

En espérant que la prochaine fois les pseudo-journalistes réfléchissent un peu avant de jubiler à la moindre information juteuse disponible au détriment d'autres personnes.

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