Aujourd’hui est présenté à Cannes l’ultra attendu Mad Max : Fury Road, réalisé par George Miller 36 ans après le premier épisode. Un quatrième épisode qui se transforme en véritable phénomène depuis la diffusion des premières images au Comic Con 2014, et qui voit depuis débouler bon nombre de « fans » de la saga qui revendiquent avec fierté de connaître la trilogie bien avant que ne soit présenté ce Fury Road. Un phénomène bien surprenant, tant la trilogie originale restait dans un certain anonymat pour le grand public il y a peu (il y a 2 ans, nous n’entendions pas grand monde nous parler de Mad Max, en dehors des forums de cinéphiles comme Mad Movies). Mais surtout, il est étonnant de voir comment est présenté le réalisateur de cette saga, George Miller. Alors que toutes les bandes annonces mettent en avant « From Mastermind GEORGE MILLER », on se souvient qu’en réalité, ce dernier était bien peu connu il y a encore 1 an, alors qu’il a, à Cinéhorizons, autant d’importance à nos yeux que Steven Spielberg, James Cameron, ou Guillermo Del Toro. Et si ce Fury Road pourrait lui permettre d’avoir enfin la renommée qu’il mérite, revenons sur sa carrière, bien moins connue que ce que l’on pourrait penser.
1979. En Australie, l’ancien urgentiste George Miller pose les bases de ce que sera le cinéma Mad de demain. En moins d’une heure trente, il crée une icône absolue. Anti-héros autoproclamé, Mad Max s’impose comme un choc brutal et violent ouvrant la frontière des genres. Entre western, vigilante et film de science-fiction, le film multiplie les ruptures entre le classique et le moderne à l’aide d’une mise en scène d’une incroyable audace. Gros plans détonants, courses poursuites éreintantes, montage démentiel, il affiche un parti pris sensitif d’une force absolue. Filmé et arrangé musicalement comme un authentique film d’horreur, Mad Max suit le parcours désespéré de Max Rockatansky vers les tréfonds les plus primaires de l’âme humaine, l’obligeant à devenir un fou parmi les fous.
Censuré en France et invisible pendant plusieurs années, le film se montre pourtant étonnamment avare en scènes violentes. Principalement hors champs, celles-ci envahissent malgré tout l’univers du film et chacun des personnages. A une époque où la censure sévissait facilement (Massacre à la tronçonneuse, Zombie, Les Guerriers de la nuit étaient également interdits pendant un certain temps), le film ne connaitra pas de sortie dans les salles avant l’arrivée du second épisode, en 1982.
Intense, tragiquement linéaire et direct, Mad Max n’a rien perdu de son aura au fil des années. Pire encore, la compréhension du médium par George Miller fait du film une véritable leçon de cinéma, que le cinéaste parviendra pourtant à rejouer sur une variation différente dans le fulgurant Mad Max 2.
Car The Road Warrior joue une partition autrement plus détonante, délaissant l’ultra-violence de sa civilisation décadente pour montrer l’Après. Jalon du cinéma post-apocalyptique, Mad Max 2 fait figure de morceau de bravoure continue. Toujours aussi barbare et direct, le film se pose comme la fin du parcours du personnage, chevauchée crépusculaire en terre sauvage. Authentique film d’action, jusque dans ses instants les plus primaires de Série B assumée, Mad Max 2 affiche sans vergogne son imagerie punk et masochiste pour se placer en tête d’un contre-courant salvateur. Surtout, The Road Warrior correspond véritablement à l’idée qu’avait le cinéaste australien au moment du premier Mad Max, mais qu’il n’avait pu réaliser, faute de moyen. Voyant le cinéma avant tout comme un art sensitif, où seules les images et les sons devraient avoir de l’importance, Miller minimise les dialogues et les discours (Max a en tout 20 lignes de dialogues dans le scénario), faisant passer son discours et ses émotions par les images. Une scène est représentative de ce cinéma, il s’agit du passage où Mel Gibson, dans le camp des réfugiés, se retrouve accosté par un enfant muet, et sans expression, qui se trouve comme fasciné par le personnage qui se trouve en face de lui, marginal parmi les hommes, ni réfugié tentant de construire une civilisation, ni l’un de ces sauvages de la route. Max sort alors un petit jouet musical (qui appartenait à son fils), le donne à l’enfant, qui sourit comme s’il a découvert quelque chose de formidable.
En plus de revenir aux bases d’un cinéma presque muet, avec Mad Max 2, Miller a redéfini le film d’anticipation post-apocalyptique apparu dans les années 70, et a installé une imagerie et un univers encore pompé aujourd’hui par les films du même genre. Il suffit de regarder Doomsday, Terminator Renaissance, La Route, ou Le Livre d’Eli, pour comprendre l’impact du film de Miller sur toute des générations de cinéastes, encore trente ans après.
Lorsqu’il s’attaque à la réalisation d’un troisième volet, le réalisateur doit faire face à plusieurs changements. D’abord, ce ne sera plus un petit film indépendant mais un métrage au budget important, sous la bannière du studio Warner, ce qui impose au cinéaste d’amoindrir la violence de son œuvre. Ensuite, il y a le décès de son complice de toujours, Byron Kennedy, dans un accident d’hélicoptère peu avant le début du tournage. Il est alors possible que ces deux événements aient eu un impact sur ce Mad Max 3. La réception du Dôme du Tonnerre est d’autant plus compréhensible qu’il fait partie de ces suites qui semblent partir à l’encontre des films qu’elles clôturent. Pourtant, nous ne sommes pas dans Robocop 3, et George Miller reste maître à bord de son bolide. Malgré les contraintes imposées par ses actionnaires américains (Tina Turner et Rock FM en tête), Mad Max 3 porte la rage de son auteur. Le film ayant beau subir une orientation tout public surprenante, Miller profite de son budget pour recréer un univers à l’imaginaire exaltant, n’hésitant pas à transformer de nouveau son tournage en chemin de croix. Si la saveur est différente, que le diptyque précédent reste un monument insurpassable, ce conte cruel avec Max en guest conserve de biens beaux restes.
C’est que le passage de Mad Max à Happy Feet n’aura finalement pas été si étonnant. Au-delà du Dôme du Tonnerre en porte les prémisses, tout comme le récit Campbellien sert de base commune. Pourquoi, alors, malgré une saga aussi mythique, avec une telle protée mythologique, le cinéaste est-il longtemps resté anonyme pour le grand public, et considéré comme moins important qu’un James Cameron ou un Steven Spielberg par une partie des cinéphiles, alors que Mad Max eut un immense impact pour bon nombre de cinéphiles (sans Mad Max, il n’y aurait pas eu Terminator pour James Cameron) ? La réponse se situe probablement dans son expérience hollywoodienne pas forcément heureuse, dans deux projets ambitieux finalement avortés, et également dans la personnalité marginale (à l’image du héros de la saga) du réalisateur.
Repéré par Spielberg à la sortie de Mad Max 2, celui-ci lui confie les rênes de l’un segment du film La Quatrième Dimension, à savoir le dernier, Nightmare at 20,000 feet, aux côtés de lui-même, John Landis, et Joe Dante. Mais alors que l’anthologie doit être l’événement de l’année, un terrible accident d’hélicoptère survient sur le tournage du segment de John Landis, et coûte la vie à l’acteur Vic Morrow et deux enfants. L’accident impactera le reste du tournage, toute l’équipe, et finalement le film sera loin d’être le phénomène attendu, et depuis tout le monde tente plus ou moins de l’oublier. Pourtant, si le film n’a pas sombré dans l’oubli, c’est bien grâce (et uniquement) au segment réalisé par Miller. C’est bien simple, en 20 minutes, le cinéaste réalise l’un des meilleurs films d’épouvantes des années 80, propose une expérience unique, un tour de force visuel impressionnant, et joue sur l’une des peurs les plus importantes chez l’homme, la peur dans l’avion, où un homme (John Lightow) est le seul à se rendre compte de la menace qui pèse sur le vol qu’il prend. Ceux qui ont vu l’anthologie au cinéma ne gardent en souvenir que ce segment, impressionnant.
Mais l’accident tragique sur le tournage, et la sortie presque anonyme du film ne permettront pas à sa carrière hollywoodienne de décoller. L’échec du Thunderdome l’obligera à rester à Hollywood, mais là encore l’expérience ne lui permettra pas de s’installer durablement. Son retour s’effectue avec Les Sorcières d’Eastwick. En combat permanent avec les producteurs, Miller peine à mettre en scène le film selon ses envies, mais est heureusement soutenu par Jack Nicholson, qui menace de quitter le projet si le réalisateur est remplacé. Le film est probablement aujourd’hui le plus sous-estimé du réalisateur, considéré généralement comme une sympathique comédie, alors qu’il plonge véritablement son spectateur dans un conte médiéval moderne sous fond de guerre des sexes, ponctué par des fulgurances visuelles démentes et un casting délicieux. Les Sorcières d’Eastwick obtiendra un succès suffisant pour permettre au cinéaste de se lancer dans un projet beaucoup plus personnel : Lorenzo. Un authentique mélodrame d’un budget de plus de trente millions de dollars, avec au casting Nick Nolte et Susan Sarandon, et photographié par le très grand John Seale. Les deux acteurs y interprètent les parents du jeune Lorenzo, atteint d’une maladie rare, les poussant à mettre eux-même au point leur traitement : l’huile de Lorenzo.
Film magnifique d’une pudeur exemplaire, et porté par un casting exceptionnel, Lorenzo connaîtra malgré tout un échec retentissant. George Miller mettra ainsi entre parenthèse sa carrière de réalisateur. Il reviendra par la petite porte en écrivant et produisant Babe, le cochon devenu budget. Succès phénoménal, dont la singularité se cache derrière un inoffensif film familial. Pourtant, Miller et Chris Noonan (le réalisateur), en dehors du défi technique représenté par le film, égrènent leur film d’une ode à la liberté et à la rébellion face à sa propre condition. Une profondeur effarante dans un film apparenté au divertissement enfantin.
Prenant les commandes d’une suite cruelle, Babe, un cochon dans la ville, George Miller en profite pour démontrer qu’il n’a rien perdu de sa grammaire visuelle. Ses mouvements de caméra impossibles transforment le film en un véritable blockbuster, dont la portée existentialiste trouve un écrin formidable. Malheureusement, et contre-toute attente, Babe 2 sera un échec commercial (budgété à plus de 100 millions de dollars).
L’histoire se répètera inlassablement avec Happy Feet, auréolé de l’Oscar du Meilleur film d’Animation malgré le mélange des techniques le rapprochant bien plus d’une œuvre hybride. Un succès retentissant que beaucoup attribueront à la bonhomie évidente de manchots poussant la chansonnette. Comme avec les Pixar avec lui, Miller ne prend pourtant jamais le parti d’infantiliser son public malgré le genre qu’il aborde. Encore une fois, derrière la façade, Miller y rejoue ses notes Campbelliennes en accouchant d’un récit initiatique profondément métaphysique. Utilisant les possibilités offertes par l’animation pour s’affranchir des limites, il livre une mise en scène aussi exaltante que faisant sens à chaque plan.
Happy Feet 2 accomplira l’essai, par la formidable réussite technique qu’il représente (mélange d’animation, de performance capture, de live, réunis autour d’une 3D éblouissante), et l’approfondissement thématique du premier film. Reproduisant le schéma narratif du précédent pour mieux vriller à mi-parcours, Happy Feet 2 se montre parfois d’une effrayante réalité, alternant légèreté et questionnements malfaisants. Plus que jamais, on y retrouve cette même volonté de faire de ses personnages d’infimes bugs dans le système, reliant thématiquement ces manchots faisant des claquettes au justicier solitaire de Mad Max.
Mais Happy Feet 2 va plus loin, comme une croyance inébranlable en l’autre, laissant apparaître chaque individu comme une partie d’un tout plus grand, et dont seul l’entre-aide peut faire avancer le monde. L’échec commercial du film sera pourtant cruel, obligeant Miller à fermer son secteur animation, et conditionnant son retour à la franchise Mad Max. Et c’est bien ce qui doit expliquer le statut de Miller et son manque de reconnaissance, puisqu’il se retrouve face à un échec dès que se présente des films au potentiel plus commercial, comme si le public n’arrivait pas à comprendre que son cinéma était fait pour eux.
La personnalité marginale du cinéaste explique également en partie cela, Miller n’ayant jamais cédé à la facilité, et sa filmographie peut être difficile à suivre, même si son œuvre est d’une grande cohérence. En effet, le cinéaste passe d’une trilogie post-apocalyptique à une comédie familiale, au drame humain avec la mention « inspiré d’une histoire vraie », pour ensuite réaliser des films sur un cochon et des pingouins, des films en apparence pour enfants (et il faut bien admettre que le département Marketing qui s’est occupé de la promo de Babe 2 devait être bien embêté, on imagine mal une accroche « par le réalisateur de Mad Max » sur l’affiche du film). Le réalisateur fait son chemin et ramasse les miettes qui restent, un peu comme le héros de sa saga mythique.
Enfin, ses rapports difficiles avec les studios n’ont rien arrangé, et ont surtout fait avorté deux de ses projets les plus ambitieux et les plus fantasmés par les cinéphiles. D’abord, au début des années 90, Miller est contacté par la Warner pour réaliser Contact avec Jodie Foster. Le réalisateur va travailler pendant 1 an avec Carl Sagan (astronaute et auteur du livre dont s’inspire le film) pour développer un film à sa vision. Mais celle-ci étant probablement trop ambitieuse, le studio refuse finalement de financer le film, et fait finalement appel à Robert Zemeckis pour le réaliser. Selon Miller, récemment revenu en interview sur le film qu’il devait réaliser, le studio a refusé de le produire car « il n’a pas eu suffisamment confiance en la réception du public », avant d’ajouter que sa version était proche de ce que Christopher Nolan avait fait avec Interstellar. De quoi faire encore plus rager les cinéphiles, et de quoi sourire à la déclaration de Miller sur le studio, lorsque l’on voit le succès du film de Nolan. Et si la version de Zemeckis se trouve au final peu intéressante, les deux meilleures scènes du film proviennent clairement du travail fourni par le réalisateur australien. D’abord la scène d'ouverture, avec cette caméra qui s'éloigne de la bruyante Terre pour révéler son insignifiance dans l'immensité du grand Silence. Et puis ce passage où Jodie Foster est harnachée d'une armure, et escortée telle une Jeanne d'Arc vers le bûcher technologique qu'elle a elle-même contribué à créer, et dans lequel elle va brûler l'être incertain qu'elle était jusque là. Deux idées constructrices d’une mythologie, ce qui est le travail de Miller depuis son premier film, alors que Zemeckis n'a jamais fait preuve d'une ardeur particulière dans ce domaine.
Il y a enfin son autre grand projet avorté, le film de super-héros qui devait ridiculiser la concurrence (et vu le niveau général, c’est peu dire qu’on imagine qu’il l’aurait fait), son Justice League : Mortal. Un projet qui a fait fantasmer tous les geeks de la planète pendant son développement, Miller ayant passé plus d’un an à peaufiner le scénario (désormais disponible sur le net), et ayant réuni un casting, avant que la Warner ne décide d’annuler le projet, prétextant un problème de scénario, et profitant de la grève des scénaristes à l’époque. En réalité, budgété à plus de 200 millions de dollars, la Warner n’imaginait pas un réalisateur aussi indépendant à la tête d’un budget aussi colossal, et souhaitait un exécuteur présent pour faire le film qu’elle exige. En gros, la Warner avait l’idée des Avengers de Joss Whedon plusieurs années en avance.
Entre tous ces échecs commerciaux et ces projets avortés, le cinéaste a finalement pu revenir aux sources, à l’univers et à la mythologie qu’il a crées. Comme si ses espoirs se retrouvaient éteints, obligeant l’homme à revenir vers ses aspects les plus tribales. Seuls les fous survivent.